Jean David, conteur, musicien et passeur

 



Hier soir, la Fileuse de Joies avec laquelle je partage ma vie m’a demandé avec qui j’avais commencé à apprendre l’art du conte. Je lui ai répondu que j’étais en grande partie autodidacte et que de par mon métier j’avais eu la chance de rencontrer, d’écouter, de discuter, avec quelques grands conteurs et que c’est comme cela que j’avais appris. Mais surtout que le déclencheur de toute cette histoire -l’événement qui avait éveillé en moi le conteur- était la rencontre avec un conteur musicien dénommé Jean David.

Comme elle ne le connaissait pas, elle a cherché des informations sur internet et c’est comme cela que j’ai appris, plus d'un an après, qu’il était décédé dans la nuit du 28 février au 1er mars 2021, suite à une « longue maladie », euphémisme ici utilisé pour ne pas dire ces mots terribles : « cancer de la mâchoire ». Quel âge avait-il ? Je ne le sais pas. Dans les 70 ans sans doute.

Cette nouvelle m’a beaucoup affecté quand bien même nous n’étions pas des proches et que nous ne nous étions pas vus depuis de très nombreuses années. Mais je pense, qu’à notre façon, nous avons été amis. Alors, parce que je pense que cela est important et que je ne l’ai pas assez fait dans ma vie, j’ai eu envie de faire l’exercice de témoigner de ma gratitude pour ce qu’il m’a apporté en écrivant ce texte.

J’ai rencontré Jean David en 1990 ou peut-être 1991. Autant dire il y a un siècle. A l’époque il tournait énormément avec les Jeunesses Musicales de France (plus de 200 spectacles par an m’avait-il dit !) et se déplaçait dans un vénérable 504 pick-up doté à l’arrière d’un module de camping-car. Avec lui, il avait écumé la France profonde, la moindre salle des fêtes, le moindre foyer rural et à peu près tout ce que le pays compte de préaux d’école… Le personnage était étonnant : habillé dans la vie comme à la scène : chapeau large de type steppe mongol, chausses montantes, pantalon et chasuble de soie, haut chignon sur la tête… Pour avoir fait quelques courses en hypermarché avec lui, nous ne passions pas inaperçus.

J’étais alors un jeune directeur culturel peu dégrossi, un peu arrogant et ne connaissant rien au conte. Nous avons sympathisé, j’avais l’écoute facile et lui la parole ample, et très vite pendant des heures nous avons échangé. Beaucoup du conteur que je suis devenu après vient de lui : cette idée du conte comme une mémoire ancienne, comme une plongée dans la psyché profonde, cette idée que le conteur ne témoigne jamais d’autre chose que de sa qualité d’être. Je découvrais tout un monde que je ne soupçonnais pas mais que tout mon être semblait attendre depuis longtemps. Il me parlait aussi de ses origines berbères juives marocaines, de sa double, voire triple, culture. Je me souvient de la chakchouka partagée dans le camping car qui finit par remplacer la 504 et de nos discussions dans une sorte de présent qui se dilatait.

La première fois que je le vis, c’était dans un café parisien (le bar du Lucernaire je crois bien). Il me raconta son opération à cœur ouvert à 40 ans et de ses cordes vocales abîmées par l’intubation. Il me dit alors avoir appris le chant diaphonique pour « retrouver sa voix ». A l’époque très peu connaissait cette technique. Alors lorsqu’il me fit une démonstration en se calant sur la fréquence du réfrigérateur à côté, je me souviens encore de ma sidération.

J’ai dit qu’il était musicien. Il était chanteur et joueur de luth -et un bon. Comme beaucoup de cette génération d’hommes et de femmes qui ont contribué à la renaissance de l’art du conte dans les années 80, il avait commencé dans les années 70 comme musicien de musiques trad. « Le Bal des Mendiants » cela s’appelait.

A l’époque de notre rencontre, il tournait avec un spectacle inspiré des « Contes du grain magique » de Taos Amrouche intitulé « les Chevaux d’éclair et de vent ». La narration me fascinait et l’articulation de la voix et du luth touchait en moi une source jusqu’ici bouchée. Au point que je mis ensuite des années à me défaire de « ma voix de conteur » qui n’était pas la mienne mais celle tentant de l’imiter !

C’est dans les années qui suivirent qu’il prit un virage « spirituel » qui finit par lui faire perdre les soutiens dont il disposait dans le milieu culturel. Une adaptation du « Cantique des cantiques » en hébreu et en français, raconté me disait-il « comme un conte ». Un projet avorté d’adaptation des 100 000 chants de Milarepa, un spectacle sur le roi Salomon… Comme il me dit : « tu vois, j’ai fini par scier la branche sur laquelle j’étais assis à ne pas voir que tout cela n’était pas attendu et décalé ». Et en effet, les contrats peu à peu se firent de plus en plus rares.

Ses spectacles pourtant étaient beaux. Il en soignait la mise en scène, les décors, les costumes, le son et l’éclairage. Mais voilà, on entrait de plein pied dedans, ou… on n’y entrait pas. Ainsi, je me souviens avoir failli me fâcher avec des amis que j’avais invités à venir écouter le « Cantique des cantiques ». Mais si les programmateurs et les soutiens institutionnels le quittèrent, les réseaux disons « spirituels » prirent timidement le relais : festival des musiques sacrées de Fez, des tournées dans des abbayes et des lieux de pratique… Je crois qu’il était proche, ou pour le moins influencé par des personnes comme Yves Leloup et qu’il conta chez André Chouraqui, un des plus éminents traducteurs de la Bible et du Coran.

Il me parlait des heures de ces textes sacrés sans une once de bondieuserie, avec justesse, érudition et sagesse. C’était un passeur au sens le plus noble du terme et ce qu’il a semé en moi est inépuisable : le conte et une approche de la spiritualité qui devaient tous les deux changer ma vie !

Il est parti s’installer à Marseille et nous nous sommes perdus de vue. Notre dernier échange, je me souviens, était un jour froid et brumeux de novembre 2002 ou 2003. J’avais monté un gros projet de chapiteaux itinérants dans des quartiers (oui : en plein hiver !). J’étais épuisé après avoir conté sous un des chapiteaux le matin.  Je crois bien une des mes séances les plus catastrophiques : panne de chauffage, sonorisation sabotée par un technicien incompétent, enfants peu attentifs et pour cause… Rentré chez moi, je m’étais couché pour une sieste lorsque le téléphone sonna. C’était lui. Je lui avais envoyé par la poste un fascicule présentant mon début de travail de conteur et il m’appelait avec sa voix si douce pour me dire : « Ah Dominique, c’est formidable. Je suis tellement ravi de t’accueillir avec joie et honneur dans le monde des conteurs. Bienvenue à toi, je sais que tu y as ta place ». Et ces mots, déposés sur les cendres de la fatigue et de la défait furent comme un adoubement réparateur et fondateur.

Je ne sais pas ce qu’il a fait après. J’eus des nouvelles indirectement. On me disait qu’il avait refait sa vie, qu’il avait eu deux filles, que par rapport au conte il s’était enfermé dans une amertume et une désillusion cruelle, que son caractère s’en ressentait… Je ne sais pas. Mais je sais que parfois, lorsque l’on parvient à appréhender vraiment la vie et l’art à hauteur d’âme, loin de faire venir la paix, cela vient créer des ravines qui peuvent être terribles.  Je pense malgré tout, qu’à sa manière, il a du rester un chercheur de lumière, un passeur de vérités premières.

En recherchant sur internet, espérant quelque nécrologie au minimum élogieuse, je n’ai presque rien trouvé sur lui. Et je me suis dit que le milieu du conte, pourtant si prompt à dégainer la carte de la « grande famille » était décidément passé à côté, et je le regrette. Jean était un être disons « hors du monde » mais extraordinairement présent au grand Mystère et je l’ai beaucoup aimé. Je voudrais donc le remercier ici pour ce qu’il m’a donné.

Il doit exister quelque part des traces des différents disques de ses spectacles de contes, si vous avez l’occasion d’en trouver, écoutez-les. C’est peut-être austère, mais tellement altier, pur et grand. Comme son âme...

Merci Jean, et bon voyage. Je conterai dorénavant ta présence à mes côtés.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Se pardonner